La maternelle à la carte

Notre Dame à Saint-Grégoire
Lucie Froz, enseignante
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À Saint-Grégoire, près de Rennes, deux enseignantes de petite section de maternelle de l’école Notre-Dame se sont associées pour mutualiser leurs salles et repenser leur pédagogie. Le matin, leurs cinquante-quatre élèves se déplacent librement entre quatre espaces dédiés à des apprentissages spécifiques.

Il est 10 h 30. La fin de la récré vient de sonner à l’école Notre-Dame de Saint-Grégoire (35), petite ville cossue de la banlieue de Rennes. Après un court temps de rassemblement, les cinquante-quatre élèves de Lucie Froz et Anne Dousselin se répartissent dans les quatre espaces du « pôle petite section » de maternelle. Pendant qu’une douzaine d’enfants filent vers le parcours motricité, un petit groupe choisit d’aller faire des jeux d’imitation dans le dortoir, tandis qu’un autre se disperse dans la salle M. Loup, dédiée à la démarche scientifique et la logique mathématique et qu’un dernier rejoint la salle M. Hibou, réservée au graphisme, à la lecture et au langage. Seuls ou à plusieurs, ils s’installent à des tables sur lesquelles est disposé du matériel, ou vont chercher des tiroirs d’activités dans des meubles et se posent sur des tapis pour se mettre au travail. Salle M. Loup, deux enfants commencent, debout, une tour en Lego. À côté, un autre bambin fait un puzzle sur le corps humain. Installé sur des coussins, son voisin entreprend un casse-tête avec des formes à imbriquer et trois élèves travaillent la numération avec Anne Dousselin. Un dernier groupe met les mains dans la terre au coin potager, en extérieur, avec une Atsem, Sandra Mabilais. Dans la salle M. Hibou, reliée à la première par le dortoir, Lucie Froz navigue entre un groupe lancé dans un projet artistique de cadeau de fête des mères, un petit garçon qui s’entraîne à écrire son prénom avec des lettres de scrabble et un groupe de fillettes en plein dessin. Depuis quatre ans, les deux enseignantes font classe ainsi chaque matin. « On ne se retrouvait plus dans le modèle traditionnel – quatre tables, un atelier semi-dirigé par l’Atsem, généralement pour des travaux de peinture, un autre animé par la maîtresse et deux autres tables en autonomie, expliquent celles qui ont toutes deux une longue pratique d’enseignement. Il fallait toujours faire un peu la police, gérer le bruit, et on sentait que les enfants avaient besoin de bouger davantage. »

Partir de l’intérêt de l’enfant

L’expérience d’une direction d’école en quartier REP, à Marseille, avait donné envie à Anne Dousselin « de prendre en compte l’enfant dans sa globalité ». Cette dernière, qui travaille aussi à mi-temps à la direction diocésaine comme référente Tice, commence, seule, à ouvrir sa classe sur la salle motricité, séparée seulement par un couloir. Lucie Froz chemine de son côté grâce à des formations en neurosciences et au livre de Céline Alvarez, Les lois naturelles de l’enfant. Partageant les mêmes envies de se renouveler, les deux enseignantes se lancent en septembre 2019. Elles élaborent une pédagogie empruntant à Montessori, Freinet, Steiner… et répondant à la pyramide des besoins établie dans les années 1940 par le psychologue américain Abraham Maslow.

« Le premier objectif était de faire une proposition équilibrée entre la transmission des savoirs, la construction de compétences, et la volonté d’épanouissement personnel et collectif, affirme Anne Dousselin. Pour cela, deux repères nous ont guidées : l’éducation intégrale, qui prend en compte l’intellect autant que le corps et les émotions, et la pédagogie active, qui place l’enfant en position d’action et de recherche dans ses apprentissages. »

Concrètement, l’enfant, en arrivant le matin, choisit son activité. Il peut la refaire autant de fois qu’il le souhaite ou en pratiquer une autre. Il déambule en autonomie dans les quatre salles du pôle, qui ont été entièrement réaménagées pour une circulation fluide. Les deux enseignantes, qui se sont réparties les spécialités (la démarche scientifique et mathématique pour Anne Dousselin, la graphie et la lecture pour Lucie Froz), passent de groupes en élèves solo pour réexpliquer une consigne, valider une compétence… Elles sont aidées par trois Atsem, qui gèrent les espaces motricité, jeux d’imitation et potager. « On part de l’intérêt profond de l’enfant mais on veille à ce qu’il se rende dans toutes les salles et valide les compétences attendues », insiste Lucie Froz. Si un enfant choisit plusieurs jours d’affilée la même activité, un rendez-vous lui est donné, qu’il trouve affiché le matin sous sa photo, pour aller travailler un domaine différent. Pour ce qui est du matériel, le binôme a fait le tri. « On a enlevé l’occupationnel et gardé ce qui permettait un réel apprentissage », poursuit Lucie Froz. Avec Anne Dousselin, elles trouvent des idées sur des blogs, achètent du matériel, détournent beaucoup de jeux du commerce. Au total, les deux classes offrent près d’une centaine d’activités différentes. Les enfants ne font pas tous la même chose et beaucoup de propositions n’existent qu’en un seul exemplaire, ce qui crée une attractivité. Les différents ateliers sont mis en place progressivement dans les salles et complexifiés au fur et à mesure. « Par exemple, pour les Lego que je viens d’intégrer à la salle, je les laisse d’abord manipuler librement, puis je leur demanderai dans quelques semaines de reproduire un modèle de construction », précise Anne Dousselin.

« On connaît mieux nos élèves »

Dans cette nouvelle organisation, la place du corps et des émotions est également repensée. Les enfants peuvent aller se reposer dans le dortoir à n’importe quel moment de la journée, ou s’isoler avec leur doudou. Et le temps de sieste n’est pas minuté, ils se réveillent quand ils le souhaitent. Afin de garantir une stabilité émotionnelle à l’enfant, les groupes classes ont été conservés avec une maîtresse attitrée. Deux temps de regroupement par classe avec des apports sont ainsi effectués durant la matinée. Et les deux enseignantes s ’échangent leurs supports pédagogiques pour s’assurer que les cinquante-quatre élèves avancent de façon homogène dans leurs apprentissages. Du fonctionnement traditionnel, elles ont aussi gardé les projets, comme celui de faire classe dehors une semaine par saison. Les bénéfices pour les élèves sont là : autonomie plus importante, niveau sonore de la classe plus contenu, moins de frustration à gérer… et surtout des acquis solides. « J’ai même le sentiment que le niveau est meilleur », confie Anne Dousselin. Pour les enseignantes aussi, les bienfaits se sont vite fait ressentir : « On connaît mieux nos élèves car on passe plus de temps en individuel et on les observe beaucoup. Notre posture a changé : on est plus des guides. On passe moins de temps à réguler l’ambiance de groupe. Le soir, on est moins fatiguées. » Les Atsem ont vu, elles aussi, leur rôle évoluer. Un point « très positif » pour Anne Lacire, la chef d’établissement : elles encadrent des activités plus diversifiées, peuvent valider certaines compétences et s’en trouvent valorisées. « C’est la première fois que je voyais une pédagogie comme celle-ci. J’ai décidé de faire confiance à Lucie et Anne et le retour des familles est très satisfaisant », résume Anne Lacire.